Saturday, December 3, 2016

Il n’y a pas de dualisme ontologique
entre l’Eglise et le monde.

Monseigneur Georges Khodr.

   Il est dans la nature de la foi de lier le croyant à ce qui n'est pas de ce monde, à une logique qui n'est pas celle du monde, mais qui la dépasse par le haut.
   L'Église comme assemblée eucharistique, comme instrument et lieu du salut n'a pas reçu de lumière propre concernant l'organisation du monde. Elle est un réceptacle de la Révélation. De même que c'est par un accident historique qu'elle a fondé des écoles et qu'elle doit - l'humanité étant devenue majeure -les abandonner à des pédagogues professionnels, de même elle est à l'heure actuelle impérieusement appelée à construire la cité des hommes avec tous les hommes. Mais elle ne se transformera pas pour autant en une entreprise de ce siècle. Elle ne dirigera rien, n'étendra aucune souveraineté, ne suscitera aucun parti. Son être doxologique disparaîtra dans le travail, sa parole se fera silence.
Elle viendra dans le monde les mains nues, en se jetant sur la croix du monde - parce qu'elle n'a plus conscience d'être une embarcation bien solide -, mais tout en croyant que son Seigneur apaisera la tempête qui menace. Consciente d'une vulnérabilité qui l'apparente au monde dans son angoisse, elle attend aussi son propre salut en se mettant humblement au service de l'homme, avec le langage et les moyens propres à l'humanité.
   Le chrétien, quant à lui, sait qu'il est un médiateur entre Dieu et le monde, une sorte de gérant du créé et du politique. Théologiquement, on peut concevoir le travail comme une œuvre théandrique, une participation à la sagesse de Dieu et à la recréation du cosmos, le moment de l'offertoire dans la liturgie cosmique. C'est dire que la liturgie universelle est célébrée hors des murs de l'enceinte sacrée de l'Église. Tout cela est éclairé non pas uniquement par la lumière de la création, mais par celle de la rédemption. Depuis l'incarnation du Verbe, le monde entier est en effet devenu habitat de l'Esprit; la distinction entre le profane et le sacré, le naturel et le surnaturel, a disparu dans l'unité de l'hypostase divino­-humaine. Le sacrement déchire le voile du temple, et nous sommes plongés dans une présence et une vocation christiques sans limites. Debout autour de l'autel avec tous les saints, nous savons que nous représentons les anges, mais aussi que nous portons toutes les aspirations humaines qui montent, comme justice et beauté, vers l'autel céleste. C'est par le travail de l'homme que le cosmos s'humanise, participe déjà à la promesse de sa transfiguration; l'ordre économique et social est médian entre l'ordre cosmique et l'ordre céleste.
   Dans cette perspective, l'Église est une réalité ouverte, un mystère de communion cosmique dans lequel toute l'humanité est reçue et promue; grâce à la manducation eucharistique, le corps du Seigneur est reçu aussi comme corps de l'humanité tout entière. C'est toute l'humanité, depuis l'Ascension, qui est entraînée avec le Christ dans une participation à sa vie.
   Il n'y a de fait aucun dualisme ontologique entre l'Église et le monde. "Dieu a tant aimé le monde qu'Il a livré son Fils, l'Unique Engendré" (Jn 3,16). La sphère de gloire dans laquelle sont entrés les disciples a déjà fait irruption dans le monde par la venue de Jésus. L'Eglise est le lieu où l'amour de Dieu pour le monde est manifesté et reconnu, où son nom est invoqué comme Père de Jésus-Christ; mais ce Seigneur a d'autres modes de présence que son nom, et son grand signe est l'Église.
   Ainsi comprise, l'Église ne saurait être opposée au monde créé. Elle est l'icône de ce que l'humanité est appelée à être. L'humanité s'est en elle réalisée d'une certaine manière, dans le moment sacramentel au moins. À cause de ce qu'elle a reçu, l'Église est le cœur de l'humanité ou, comme dit Origène, "le cosmos du cos­mos". Le monde reçoit ainsi dans l'Église sa révélation à lui-même.
   Le développement de l'homme tout entier est notre tâche, parce que "l'homme est unique en tous les hommes", comme le dit saint Grégoire de Nysse. Voilà pourquoi je dois être présent partout où l'homme est servi. Je dois me plonger dans le cadre où vit l'homme, c'est-à-dire dans sa vie historique et sociale. Ainsi, j'humanise l'univers, je l'exorcise; l'univers accède à travers moi à son destin éternel. Je suis moi-même déifié à son contact, parce que je reçois dans le cosmos la gloire de Dieu qui le baigne. Cette présence consciente du témoin à la construction du monde, cette présence silencieuse est œuvre d'Église.
   Il y a donc deux sphères de l'action christique: celle du sanctuaire, vertical et mystérique, et celle du monde qui n'est pas uniquement horizontal ou linéaire. Car il n'y a plus, depuis la Pentecôte, de temporel ou de naturel pur. Il n'y a d'ailleurs jamais eu de clôture qui enfermât l'action pentecostale, puisque "la lumière du Verbe éclaire tout homme venant au monde" (Jn 1, 9). Je ne crois pas que le temps de l'histoire soit substantiellement différent du temps de l'Église. Ici et là, les signes sont reconnus par les charismatiques.
   D'un côté, l'analyse historique laisse apparaître autant de misère dans la société religieuse que dans la société civile ; les deux ont d'ailleurs longtemps formé ensemble la même chrétienté. De l'autre, la même souveraineté du Christ s'exerce dans le monde comme dans l'Église; en dehors du signe sacramentel, sa seigneurie est reconnue par les spirituels qui jugent de tout à la lumière du jugement immanent et de la lumière qui vient. C'est parce que la présence du Christ est cachée dans le monde, parce que sa victoire n'y est pas proclamée que nous sommes appelés à faire éclater cette présence par notre participation à l'œuvre commune de l'humanité. Cela en sachant que tout, en dehors de l'eucharistie, est placé sous le signe de l'ambiguïté.
   Tout en reconnaissant le lien intime entre l'Église et le monde, deux groupes de théologiens grecs - réunis à Salonique en août 1966 - se sont opposés sur la nature de cette relation.
   Pour les uns, le rapport de l'Église au monde est essentiellement celui du kérygme. Dans ce cas, l'Église puise tout en Dieu - son unique dialogue est avec Lui - et elle transmet ce message au monde, en s'adaptant à son langage et à sa mentalité. Pour une partie de ce groupe, la "création étant très bonne", il s'agit de baptiser le monde en le libérant du "Prince de ce monde", de solliciter la vie de Dieu et de l'incarner. En revanche, pour l'aile plus conservatrice, une telle ouverture au monde est difficilement acceptable, car "rien dans le monde n'est exempt de péché", pour les autres, le dialogue ne doit pas être seulement avec Dieu, mais aussi avec le monde. Celui-ci n'est pas uniquement un objet missionnaire, mais "un des deux livres de la révélation de Dieu". Autrement dit, l'Église peut apprendre quelque chose du monde.
   Il est intéressant de noter la conclusion de cette assemblée: "La ligne que la théologie orthodoxe doit suivre pour rencontrer et aider vraiment le monde, l'histoire et le civilisation, c'est la théologie des charismes du Saint-Esprit". Ainsi, il n'y a pas une vision séculière et profane de l'œuvre de l'humanité. Pour un chrétien, c'est une œuvre de service et de création, une œuvre inspirée et animée par la grâce dans un monde dynamisé par la résurrection et la Pentecôte.
   Devant les réactions que la parole de Dieu suscite chez ceux qui se reposent et s'affalent en ce monde, le Seigneur dit de ses amis: "Le monde les a haïs parce qu'ils ne sont pas du monde" (Jn 17, 14). Ceux qui trouvent grâce auprès des puissants font partie intégrante du monde; ils sont de son tissu, de sa chair et de son sang, ils n'inquiètent personne. Ils sont enveloppés par la totalité de l'ordre régnant. Ils sont en parfait accord avec lui pour le prestige, l'argent et la force. Ils sont au service de la passion qui a cours chez les hommes et qui a prise sur eux. Quant au petit troupeau qui paît dans les vallonnements des siècles à venir, son Maître a dit de lui: "Ils ne sont pas du monde comme je ne suis pas du monde" (Jn 17,16). Ils demeureront dans la fidélité à l'Évangile jusqu'à la fin. Il en restera une poignée à se sanctifier dans la vérité jusqu'à la consommation des siècles.

Référence:
Rizk R., Ghandour G., Moubarac Y., Manzi A. et Asfour A. (2001), L’appel de l’Esprit, Eglise et société, Monseigneur Georges Khodr, Les éditions du Cerf – Paris & Le Sel de la Terre - Pully.