Saturday, April 22, 2017

Thomas l’incrédule.

Père Alexandre Schmemann.

   "Si je ne vois pas - je ne croirai point..." dit Thomas, l'un des douze disciples du Christ, en réponse aux récits pleins de joie de ceux qui avaient reconnu leur Maître ressuscité, après L'avoir vu, crucifié et mort. Huit jours plus tard, selon le texte de l'Évangile, tandis que les apôtres étaient à nouveau réunis, le Christ apparut et dit à Thomas: "Avance ton doigt, mets-le dans mon côté, et crois...", Thomas s'écria: "Mon Seigneur et mon Dieu". Alors le Christ lui dit: "Parce que tu m'as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru".
   En fait des millions d'hommes raisonnent, parlent comme Thomas, estiment que seule une telle attitude est correcte et digne d'un être pensant. "Si je ne vois pas, je ne croirai point". N'est-ce pas là ce que l'on nomme, dans notre langage contemporain, une "approche scientifique"?.
   Or le Christ dit: "Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru". Cela signifie qu'il y avait et qu'il existe donc une autre approche, une autre voie possibles. Certes, mais, peut-on rétorquer, il s'agit d'une démarche naïve, irrationnelle, qui, en un mot, n'a rien de scientifique. C'est bon pour les gens arriérés. Quant à moi, je suis un homme moderne… donc "si je ne vois pas - je ne croirai point".
   Nous vivons dans un monde de simplifications extrêmes qui conduisent à un immense appauvrissement: "c'est scientifique", "ce n'est pas scientifique". Nous reprenons ces propos comme s'ils étaient évidents, parce que tous ceux qui nous entourent les répètent sans réfléchir, sans raisonner. Mais en réalité, eux-mêmes ne font que croire aussi, aveuglément et de manière simpliste, à ces définitions. C'est pourquoi il leur semble que toute autre attitude n'est pas sérieuse et ne mérite aucune attention. Pour eux le problème est résolu. Mais l'est-il réellement?.
   Je viens de dire que nous évoluons dans un monde d'appauvrissement extrême. En effet, si au terme d'une longue évolution l'homme en est arrivé à cette assertion: "si je ne vois pas, je ne croirai point", si elle lui paraît être le summum de la sagesse et de la conquête de la raison, alors notre univers est bien indigent, uniforme, et surtout infiniment ennuyeux. Si je ne connais que ce que je vois et peux palper, mesurer, analyser, alors je connais bien peu de choses!. Car dans cette hypothèse, s'excluent, en premier lieu, toute la sphère de l'esprit humain, toutes les considérations spéculatives, tout ce savoir profond qui découle non pas de ce que je vois ou "touche", mais de ce que je "saisis par la pensée" et essentiellement par la contemplation; de même serait éliminé ce savoir qui, au cours des siècles, s'est enraciné non dans l'expérience superficielle, empirique, mais dans cette autre capacité étonnante de l'homme, effectivement inexplicable, qui le distingue sur la terre de tout le reste, et en fait un être véritablement unique. Toucher, mesurer, donner des informations précises, voire anticiper, non seulement l'homme peut le faire, nous le savons, mais aussi un robot, une machine, un ordinateur. Mieux encore, nous le savons également, ce robot fournira des mesures, des comparaisons, donnera, sans la moindre faille, des informations plus précises et plus scientifiques que l'homme. En revanche un robot ne saura jamais, dans aucune circonstance, s'enthousiasmer, s'étonner, s'attendrir, se réjouir, être conscient et voir justement ce que l'on ne peut saisir par aucune mensuration ou analyse. Aucun robot ne pourra jamais entendre ces sons imperceptibles d'où naissent la musique et la poésie, ni se mettre à pleurer ou à croire. Mais privé de toutes ces fonctions, le monde ne deviendrait-il pas fade, ennuyeux, je dirais même, inutile. Assurément, les avions ou les vaisseaux cosmiques voleront toujours plus vite et plus loin. Mais où vont-ils, quelle est leur finalité?. Les laboratoires effectueront des analyses toujours plus exactes, mais pour quoi faire?. On me répondra: "pour le bien de l'humanité"… Soit… Mais je dirai à mon tour: sur terre se promènera un homme sain, repu, satisfait de sa personne, néanmoins il sera complètement aveugle, sourd, sans même en être conscient.
   "Si je ne vois pas, je ne croirai point"!. Or l'expérience empirique ne représente qu'un aspect de la connaissance, d'ailleurs la plus élémentaire et par conséquent infime. L'expérience empirique est utile, indispensable, mais ramener à elle toute la connaissance reviendrait à dire qu'on peut juger de la beauté d'une toile à l'aide d'une analyse chimique des couleurs. Alors que ce que nous appelons la foi est, en réalité, le niveau supérieur de la connaissance, et l'on peut affirmer que sans elle, l'homme ne pourrait pas vivre ne serait-ce qu'un jour. Tout être croit en quelque chose ou en quelqu’un: la seule question est de savoir quelle foi, quelle vision, quelle connaissance du monde est plus juste, plus complète, correspond le mieux à la richesse et à la complexité de la vie.
   On dit que la résurrection du Christ est une invention, parce que les morts ne peuvent pas ressusciter. Oui, si Dieu n'existait pas. Mais si Dieu existe, alors la mort doit être vaincue, étant donné que Dieu ne peut pas être le Dieu de la désintégration et de la mort. On nous rétorquera: mais Dieu n'existe pas puisque personne ne L'a vu!. Mais que signifie alors l'expérience des millions de personnes qui affirment avec joie L'avoir vu, non pas avec des yeux physiques, mais par une vision intérieure, profonde et indubitable?. Il s'est écoulé deux mille ans, et retentit toujours, comme venant des cieux, cette annonce joyeuse: Le Christ est ressuscité! à laquelle répond cette exclamation pleine d'allégresse: En vérité, Il est ressuscité!. Seriez-vous aveugles, sourds?... Ne percevez-vous pas au plus profond de vous-mêmes, au-delà de toutes les analyses, de toutes les expériences mesurables et tangibles, la lumière rayonnante qui ne meurt jamais; n'êtes-vous pas à l'écoute de cette voix qui retentit pour l'éternité: "Je suis le chemin, la résurrection et la vie". N'avez-vous pas conscience que le Christ répond à chaque Thomas incrédule qui est présent en nous, en moi, au fond de notre âme: "Heureux ceux qui n'ont pas vu, et qui ont cru".

Référence:
Père Techesnakoff P. et Davidenkoff A. (2005), "Vous tous qui avez soif…", entretiens spirituels, Alexandre Schmemann, YMCA Press et F.X. de Guibert, Paris, France.