Saturday, January 6, 2018

L'exorcisme du cosmos.
Clément/C.Andronikoff

Un texte admirable de saint Siméon le Nouveau Théologien offre, avec une grande force symbolique, une description de la chute humaine : 
"Toutes les créatures, lorsqu’elles virent qu'Adam était chassé du Paradis, ne consentirent plus à lui rester soumises; ni le soleil, ni la lune, ni les étoiles ne voulurent le reconnaître; les sources refusèrent de faire jaillir l'eau, et les rivières de continuer leur cours; l'air ne voulait plus palpiter pour ne pas donner à respirer à Adam pécheur ; les bêtes féroces et tous les animaux de la terre lorsqu'ils le virent déchu de sa gloire première, se mirent à le mépriser, et tous étaient prêts à l’assaillir; le ciel s’efforçait de s’effondrer sur sa tête et la terre ne voulait plus le porter. Mais Dieu qui avait créé toutes choses et l’homme même, que fit-il? Il contint toutes ces créatures par sa propre force et par son ordre et sa clémence sacrée, ne les laissa pas se déchaîner contre l'homme, mais ordonna que la création restât sous sa dépendance et, devenant périssable, servît l'homme périssable pour lequel elle était créée et cela jusqu'à ce que l’homme renouvelé redevienne spirituel, incorruptible et éternel, et que toutes les créatures, soumises par Dieu à l'homme dans son labeur, se libèrent aussi, se renouvellent avec lui et, comme lui, deviennent incorruptibles et spirituelles".
Le Verbe s'étant incarné par la volonté du Père, «cette même volonté du Père,
dans son Fils unique, a accompli le salut de tout le cosmos; cette même volonté du Père, dans son Fils unique; a restauré l'unité du cosmos. En effet, l'homme étant un microcosme qui relie en lui-même l'invisible et le visible puisqu'il est l'un et l'autre, il est juste que le maître, le créateur et le seigneur du cosmos, ait voulu que dans son Fils unique et consubstantiel soit établie l'unité de la divinité et de l'humanité et, par cette unité, celle de la divinité et de tout le créé, afin que Dieu soit tout en tous» (Jean Damascène, Hom. sur la Transfiguration du Seigneur,18 ;P.G. XCXVI, 572-573).
Le canon de l’Epiphanie insiste naturellement sur l'exorcisme effectué par le Baptême: « Celui qui avait au commencement implanté la mort de la création en assumant la nature d'une bête malfaisante» (l'autre incarnation, celle des «fils de la perdition»), « s'enténèbre lui-même par l'apparition charnelle » (du Verbe et de la Lumière' incarnés), « en s'attaquant au Maître, le Matin qui se lève pour broyer sa tête ennemie» (troisième ode de Jean).
Cet exorcisme s'enfonce d'ailleurs au-delà du cosmos pour percer les demeures infernales, vraisemblablement au cours du Triduum mystérieux du Christ entre sa mort et sa résurrection; car il y a peut-être, en deça de la terre et de ses eaux où le Dieu-­Homme se tient aujourd'hui, cet empire de l'Antéchrist et de l'Anti-Sagesse, dont «les invités sont déjà dans les profondeurs du shéol » (Prov. IX, 18;cf. 17), et qui constitue une Église retournée.
L'Eglise exerce d'abord son ministère cosmique par les sacrements. Cosmologie sacramentaire, "cosmisme orthodoxe" dont on a beaucoup parlé et tout dernièrement, avec beaucoup de justesse et de force théologique, le P. Alexandre Schmemann.



Les "mystères" de l'Eglise, c'est-à-dire les divers aspects de la vie de l'Eglise comme sacrement du Christ dans le Saint Esprit, constituent le centre et le sens de la vie cosmique. Les choses n'existent que par les prières, les bénédictions, les transmutations de l'Eglise qui réalisent toute une gradation de sacres par participations. "En tout cela, la matière d'abord morte et insensible transmet les grands miracles et reçoit en elle la force de Dieu". Plus exactement; la modalité déchue de la matière se résorbe, non encore ouvertement mais "dans le mystère" et pour la foi, en sa modalité glorifiée. Le pouvoir séparateur, magique, de Satan est exorcisé et le monde matériel, "sous le voile" du sacrement, répond à sa vocation première, d'être chair de communion entre l'homme et son Dieu.
L'Esprit s'infuse dans l'eau du baptême comme dans l'huile du saint chrême. Le baptême lui-même actualise la descente du Christ dans le Jourdain, amorce de sa descente victorieuse aux enfers, et donc exorcisme et métamorphose victoriale de l'eau, elle-même symbole de la matière universelle. Et cette actualisation se fait d'une manière solennelle à chaque Théophanie (Epiphanie). Les épiclèses de toutes les actions sacramentelles constituent comme une continuation de la Pentecôte, une insufflation de l'Esprit à la nouvelle création, la reprise, dans un dynamisme nouveau, de la "Pentecôte cosmique" des origines. L'Eglise qualifie et sanctifie le temps et l'espace.
 Pour saint Irénée, c'est toute la nature visible que nous offrons dans les saints dons, afin qu’elle soit “eucharistiée” car, précise-t-il, dans l’eucharistie “l’un des deux facteurs est terrestre". Dans l'anaphore, rappelle saint Cyrille de Jérusalem, "on fait mémoire du ciel, de la terre, de la mer, du soleil, de la lune et de toute la création … visible et invisible". La liturgie arménienne (où nous retrouvons, semble-t-il, le texte de la plus ancienne liturgie de Byzance) proclame : "Le ciel et la terre sont remplis de gloire grâce â l'épiphanie de notre Seigneur, Dieu et Sauveur Jésus-Christ ... car, par la Passion de ton Fils monogè­ne, toutes les créatures sont renouvelées".


 Epiphanie sacramentelle du Christ de gloire, ou plutôt sa diaphanie qui répond à l'attente originelle de la création. Si les sucs montent de la terre, si l'eau décrit son cycle fécondant, si le ciel et la terre s'épousent dans le soleil et dans la pluie, si l'homme laboure, sème, moissonne et vendange, si le cellier tressaille d'un noir parfum, si le vieux grain meurt dans la terre et le grain nouveau sous la meule, c'est pour qu'enfin une nourriture apparaisse qui ne soit plus empoisonnée, c'est pour qu'enfin l’œuvre de l'homme fasse de la chair de la terre un calice offert à l'éclair de l'Esprit. Pour et parce que: car de ce centre lumineux, de ce peu de matière transfigurée, le feu gagne jusqu'aux rochers et aux étoiles dont la substance est présente dans les saints dons, la lumière s'irradie en ondes de plus en plus vastes, la sanctification liturgique exorcise le monde, le protège, sature lentement l'éternité le cœur des choses et prépare la transformation du monde en eucharistie.
La prière de l'Eglise couvre le monde. "Parce que (les chrétiens) reconnaissent les bontés de Dieu envers nous, à cause d’eux se répandent les splendeurs qui existent dans le monde" écrivait un des premiers apologistes chrétiens, et il concluait: "Il n'y a aucun doute pour moi: c'est à cause de l'intercession des chrétiens que le monde subsiste". La liturgie exorcise le profane du monde, c’est-à-dire le monde en tant qu'il s'emprisonne dans l'illusion de son autonomie, elle renouvelle son être véritable dans la théonomie qu'elle confesse et célèbre, elle nourrit de Dieu la profondeur des choses, manifeste les racines et achèvements christiques de l'univers; elle fait respirer le monde, libère sa louange asphyxiée, lui donne littéralement le Souffle. C'est parce qu'il y a l’Eglise, et sa liturgie que le monde reste ancré dans l’être, c'est-à-dire dans le Corps du Christ. Sinon il deviendrait "autonome", serait retranché des sources, ne tarderait pas à se dissoudre dans les eaux noires des éons infernaux, où l'être n'est plus qu'un fantôme du néant. La liturgie remembre dans le Corps du Christ le corps disloqué du premier Adam.

Baptême collectif en Afrique
Sauvegarde du monde, elle prépare sa transformation finale, lorsque la mort sera définitivement mise à mort et que l'humanité et l'univers, par la matrice baptismale de l'Eglise, seront enfantés dans le Royaume. Chaque dimanche comme symbole efficace du Huitième Jour, chaque Notre Père - "Que ton Règne vienne" -, chaque eucharistie, chaque épiclèse implorent la venue immédiate, non plus sacramentelle mais totale, du Corps glorieux, nouveau ciel et nouvelle terre. Ainsi le lent déroulement du cosmos liturgique sature peu à peu de Parousie le temps, l'espace, les êtres et les choses, et "hâte" la manifestation définitive de Dieu tout en tout, de Dieu notre temps, notre espace, lieu de toute communion. Toutes nos Pâques - et chaque eucharistie détient cette puissance de l’ultime "passage" - impriment dans le temps et l’espace déchus une aimantation de plus en plus irrésistible, diffuse l'éternité, l'espace unifiant du Corps du Christ où il n’y a plus de mort, où il n'y a plus de pleur, de cri et de peine" (Ap.21,4). 


Référence
Le Christ Terre des Vivants, Olivier Clément, Abbaye de Bellefontaine (1976).
Le Sens des Fêtes, C.Andronikoff, Cerf (1970)